LE FIGARO 23/11/2010
Pierre Rousselin, Etienne Mougeotte
INTERVIEW - Devant le Parlement européen, le président géorgien Mikhaïl Saakachvili va proposer à la Russie un dialogue sans condition.
Le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, doit prononcer ce mardi un discours au Parlement de Strasbourg dans lequel il va tendre la main à la Russie pour mettre un terme à la crise née de la guerre de 2008 en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Le président Saakachvili explique son initiative au Figaro.
LE FIGARO. - Êtes-vous satisfait du sommet de l'Otan de Lisbonne et de votre rencontre avec le président Barack Obama?
Mikhaïl SAAKACHVILI. - Oui. J'ai même été très positivement surpris. La question de la Géorgie n'a pas été marginalisée malgré le nombre de sujets à l'ordre du jour: l'Afghanistan, l'adoption d'un concept stratégique et les relations entre l'Otan et la Russie. Avec l'abandon en Ukraine de l'idée d'une adhésion rapide à l'Otan, on pouvait redouter que l'attention soit détournée. Mais c'est le contraire qui est arrivé. Le langage adopté par le communiqué final est plus ferme que les précédents. Il réaffirme que la Géorgie appartiendra un jour à l'Otan et évoque la situation en Géorgie dans le paragraphe sur la Russie. Je suis revenu de Lisbonne encouragé, ayant constaté que jamais la Géorgie ne sera une monnaie d'échange international.
Le rapprochement entre l'Otan et la Russie est-il une source d'inquiétude pour vous?
Il y a indéniablement un réchauffement mais Moscou doit encore traduire cela par des engagements concrets. Dmitri Medvedev a été très chaleureusement accueilli à Lisbonne, mais Vladimir Poutine veut toujours lui succéder. D'un autre côté, si la Russie se rapproche de l'Europe et devient plus civilisée dans ses rapports avec le reste du monde -et le président Sarkozy a été le premier à initier ce mouvement il y a deux ans-, cela ne peut que réduire la paranoïa russe et donc améliorer les relations avec tous les voisins de la Russie. Dans la mentalité russe, la Géorgie était un champ de bataille pour l'affrontement avec l'Occident, avec l'Amérique et l'Otan. C'était pour eux une façon de continuer la guerre froide. Même si Medvedev n'envisage pas d'accord avec nous, la logique d'affrontement n'est plus ce qu'elle était.
Avez-vous constaté une évolution positive de l'attitude russe sur le terrain, en Géorgie?
La situation sur le terrain reste tragique. Il y a presque un demi-million de réfugiés, 20% de notre territoire est occupé, nous avons perdu les deux tiers de notre littoral. La Russie a entrepris des recherches pétrolières en Abkhazie. Moscou refuse de négocier et même de reconnaître le gouvernement de la Géorgie. Mais il y a de nouveaux développements au sein de l'élite russe. Beaucoup de gens parmi lesquels d'anciens ministres évoquent en termes positifs nos réformes économiques, la lutte que nous menons contre la corruption et notre réforme de la police, qui a inspiré les autorités russes. C'est un développement très positif, parce qu'il y a deux ans la Géorgie était considérée comme un pays à cent pour cent ennemi. Nous devons profiter de cette évolution.
Le premier à avoir compris cela, c'est Nicolas Sarkozy. Deux mois après la guerre de l'été 2008, il avait parlé de la possibilité d'une ouverture en Russie et de l'effet que cela aurait dans les pays voisins. J'étais sceptique, mais, quand on voit ce qui se passe maintenant, il faut admettre qu'il a eu raison. Ce n'est pas encore joué, mais il y a des éléments positifs.
De votre côté, êtes-vous prêt à faire un geste d'ouverture à l'égard de Moscou en faveur d'un vrai dialogue? Et n'est-ce pas l'occasion de le faire devant le Parlement européen?
Je suis, avec le dalaï-lama, le seul dirigeant non membre de l'Union européenne à avoir la chance de m'exprimer deux fois devant le Parlement européen, après l'avoir fait il y a quatre ans au lendemain de la «révolution des roses». C'est presque miraculeux, mais c'est aussi grâce à l'intervention du président Sarkozy.
Je vais en profiter pour prendre un engagement de non-usage de la force. C'est une initiative controversée puisque chaque pays, quand il est occupé, a le droit et même l'obligation de se battre, y compris par des moyens militaires, pour défendre sa souveraineté. Mais je vois les choses autrement. Nous avons vu que l'Afghanistan a chassé l'occupant soviétique, mais le pays a été détruit et les problèmes demeurent. La Géorgie doit devenir un pays européen et un pays moderne. Nous ne pouvons pas finir comme l'Afghanistan ou la Tchétchénie.
Nous avons tout essayé pour parler directement aux Russes. Chaque fois que nous avons proposé un dialogue, ils ont refusé de manière assez brutale. Il ne me reste plus qu'à faire appel à l'autorité morale du Parlement européen pour faire cet acte unilatéral de renoncement à l'usage de la force. Nous n'avons aucune intention de porter les armes contre l'envahisseur dans quelque situation que ce soit. Il ne s'agit pas de renoncer à nos droits mais de placer la bataille sur le plan idéologique, de l'économie et du droit. Il faut faire preuve d'une patience stratégique qui peut mener non seulement à la libération totale de notre territoire mais aussi à une réconciliation avec la Russie. Imaginez que nous arrivions à les chasser mais que nous restions ennemis pendant encore cinquante ans. Cela n'est pas souhaitable. Nous ne pouvons pas changer la géographie de notre pays mais nous devons trouver un moyen de nous entendre avec la Russie.
Avec cette déclaration unilatérale de non-recours à la force, tendez-vous la main à la Russie?
Absolument. D'une manière très ouverte et très européenne et dans un forum européen. Il n'y a pas de meilleur endroit pour une telle offre de dialogue que le Parlement européen. C'est un test très important, pas seulement pour nous. Aucun autre pays de l'ex-URSS n'a ainsi subi l'occupation de son territoire. Tous les pays observent ce qui va se produire entre la Russie et la Géorgie.
Proposez-vous un dialogue sans condition?
Oui. N'importe où, sans aucune condition et à n'importe quel niveau. Il faut commencer à se parler. Les discussions à Genève ne concernent que les incidents sur le terrain. En ce qui concerne, par exemple, l'OMC (où la Géorgie peut empêcher l'adhésion de la Russie, NDLR), Moscou ne peut pas faire comme si la Géorgie n'existait pas. Ce n'est pas une situation normale.
La Géorgie peut-elle se réconcilier avec la Russie si l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud restent sous contrôle russe?
La situation actuelle n'est pas tenable, ni en Abkhazie ni en Ossétie du Sud. Dans les deux cas, une grande partie de la population a été chassée. Nous ne sommes plus au temps de Staline. Les mentalités ont changé. La situation est irrégulière internationalement, sur le plan du droit et sur le terrain. Je ne pense pas que ce soit de l'intérêt de la Russie. Pour les Russes, ce sera difficile, mais il faut commencer à parler. Il ne faut pas limiter le dialogue à cette question, parce que tout est lié. Les Russes pensaient que s'ils donnaient quelque chose à l'Occident, ces questions seraient oubliées. Ils ont compris que cela ne marche pas.
Vous avez fait adopter une réforme constitutionnelle qui transfère au Parlement et au premier ministre une partie des pouvoirs du président alors que votre deuxième et dernier mandat expire en 2013. Allez-vous faire comme Poutine et devenir premier ministre en 2013?
Jamais la Géorgie n'accepterait un système comme celui de Poutine. La réforme d'inspiration européenne qui a été adoptée est très équilibrée et n'est dessinée pour aucune personnalité particulière, surtout pas moi. Nous avons trois ans pour réaliser des réformes très radicales dans l'enseignement, la gestion de l'économie et la décentralisation. Ce sont des réformes qui sont prévues d'ici à 2013, mais ce serait un désastre pour leur mise en œuvre si j'étais perçu et si j'agissais d'ici là comme un «canard boiteux» sans avenir politique, un président en préretraite.
Qu'attendez-vous de la France?
La France est un pays très important pour moi. Je le connais depuis l'enfance et c'est là que j'ai fait mes études. Par ailleurs, le président Sarkozy est venu sauver l'État géorgien à un moment très important pour nous. Au moment de la guerre, il a utilisé les cartes qu'il avait en main pour réaliser ce qui paraissait impossible: calmer le jeu et sauver cette région pour l'Europe. Il a réalisé un coup stratégique, parce que si la Géorgie était tombée, l'Asie centrale et le Caucase auraient été perdus pour l'Europe. Après le conflit, au moment où beaucoup d'autres pays étaient hésitants, ma visite d'État à Paris a montré aux Géorgiens que nous avions des alliés fidèles. La France est notre premier partenaire naturel.